La Turquie : Une puissance au carrefour du monde, un défi pour l’UE

11/11/2020
Recep Tayyip Erdogan - John Thys, AFP
Recep Tayyip Erdogan - John Thys, AFP

Ecrit par Pierre Bailly, Président de Our Hope

Le 29 Octobre 1923, 5 ans après la défaite de l'empire ottoman face aux puissance occidentales, la république de Turquie est proclamée. Turcs et Européens partagent une histoire ancienne et souvent tumultueuse. Ainsi la Sublime Porte a occupé les Balkans pendant des siècles et l'influence de l'Histoire reste forte dans les échanges qui lient les pays européens et la Turquie. Pourtant les relations entre la Turquie et l'Europe se sont améliorées au cours du XXème siècle. Historiquement, Ce rapprochement ce manifeste par l'adoption de l'alphabet latin, par la laïcisation relative de la société ainsi que par une politique économique tournée vers l'Europe. Cette succession de mesures et de transformations de la société va aboutir en 1987 à la candidature officielle de la Turquie pour rejoindre la communauté européenne. Depuis le début des années 2010 cette politique d'apaisement semble révolue. Par des propos outrageants, de nombreuses revendications territoriales et économiques, ainsi qu'une politique internationale interventionniste, la Turquie multiplie les points de tensions avec l'UE. Alors que la Turquie apparaissait comme un partenaire de plus en plus stable, le pays fondé par Atatürk constitue désormais un challenge nouveau pour l'UE.

Par conséquent, Quelle position doit tenir l'UE face à la Turquie ? Peut-elle encore être considérée comme un allié de l'UE ? Les points de tensions entre l'UE et la Turquie sont-ils insurmontables ? Si certains le sont, le rapport de force est-il favorable à l'UE ?

Retour sur les liens Turquie-UE

Dans le contexte actuel de tensions grandissantes, il est important de rappeler les différents accords et liens que partagent les deux puissances. Depuis la fin de la seconde guerre mondiale, la Turquie multiplie les initiatives pour renforcer ces liens avec l'Europe. Ces efforts de rapprochements vont mener la Turquie et l'UE a ratifier une série d'accords principalement d'ordre économique. Le 12 Septembre 1963, l'accord d'Ankara est signé et conduit la communauté européenne à investir en Turquie afin de faciliter l'entré de ce pays dans la CEE. Dans cette dynamique de rapprochement, une union douanière est mise en place entre la Turquie et l'union européenne en 1995, puis est renforcée par le protocole d'Ankara en 2005. Cet ensemble d'initiatives a abouti à faire de la l'UE le principal partenaire commercial de la Turquie. En 2014, 40 % du commerce extérieur turc est réalisé avec l'UE et 64 % de l'investissement direct de l'étranger en Turquie provient de pays membres de l'UE.

Eu delà de la collaboration économique, la Turquie et l'Union sont des partenaires dans le domaine de la défense notamment à travers l'OTAN. Historiquement, la volonté commune de résister face à l'expansionnisme soviétique a menée la Turquie et l'Europe a coopérer dans le domaine militaire. La république de Turquie constitue ainsi la deuxième armée la plus importante en effectif de l'OTAN et son équipement militaire est principalement d'origine européenne et américaine.

Au niveau de l'immigration, la population turc constitue la première minorité en Europe. Elle est historiquement présente dans les Balkans et s'est renforcée dans de nombreux pays de l'UE. Dans une logique de recherche d'emplois, de nombreux turcs ont immigrés en RFA et constituent aujourd'hui une part importante de la population allemande.

Depuis 1945, la collaboration entre l'Europe et la Turquie a progressé. Cette forte amélioration des relations ne permet pas à ce jour de régler tous les différents entre les deux puissances. De nombreux sujets font l'objets de désaccords important et conduisent depuis le début des années 2010, à une escalade des tensions.

Des points de tensions variés et trop nombreux

Depuis 2010, le constat est assez flagrant, les relations entre la Turquie et l'UE se sont gravement détériorées. Malgré les nombreuses tentatives de résoudre les différents par le dialogue, les points de tensions entre la Turquie et l'UE restent nombreux.

Tout d'abord, les tensions Turquie-UE sont liés au conflit syrien. Grâce à sa position géographique stratégique, la Turquie joue un rôle clé dans la gestion de cette crise migratoire. En effet, depuis l'éclatement du conflit en Syrie, de nombreux syriens ont quittés le pays et ont chercher à se réfugier dans des pays limitrophes. Dans cette dynamique d'exode de la population syrienne, La Turquie a été amené à retenir sur son sol 3.5 millions de réfugiés. De plus, l'UE ne souhaite pas être submergé par une immigration trop forte qu'elle ne pourra contrôler. En échange de subventions de la part de l'UE la Turquie bloque l'accès à l'Europe à de nombreux réfugiés. Cependant cette aide économique est jugée insuffisante par le gouvernement de la Turquie qui demande plus de moyens. Dans le rapport de force entre la Turquie et l'UE, la crise migratoire semble jouer un rôle particulier. Le président Erdogan a menacé l'Europe à plusieurs reprises de laisser passer les millions de réfugiés qu'il retient sur ton territoire si il n'obtenait pas satisfaction sur certains dossiers. Loin d'être un phénomène nouveau, cette tendance au chantage et à la menace se retrouve aussi dans les revendications territoriales de la Turquie.

Depuis des siècles, La Turquie constitue une grande puissance méditerranéenne. De nos jours, elle ne dispose pas d'une ZEE très importante. Dans une dynamique de revendication, la Turquie demande un nouveau découpage maritime, lui permettant notamment d'avoir accès à des ressources pétrolières de la méditerranée orientale.

Ce nouveau découpage vient donc menacer l'intégrité des eaux grecques. L'été 2020 a marqué un changement radical dans la nature des tensions. Dans une démarche de contrôle de ces territoires stratégiques, les deux pays sont entrés dans une escalade militaire inédite depuis l'invasion du nord de Chypre par la Turquie en 1974. Face à cette situation de crise inédite, aucune réponse globale n'a à ce jour été apportée par l'UE. Certes, La France a mobilisé des navires ainsi que des forces aériennes pour soutenir la Grèce, mais les 27 n'ont pas pris de décision commune. Ce manque de cohérence de la part des pays membres de l'UE est une situation que Erdogan souhaite utiliser pour renforcer son rôle dans la scène internationale.

La récente multiplication des théâtres d'opérations à travers le Moyen-Orient offre à la Turquie l'occasion de renforcer son activité sur la scène internationale. L'impression générale est que cette politique apparaît comme « néo-ottomane », la Turquie semble vouloir restaurer son influence dans les anciens « sandjaks » (subdivision administrative ottomane utilisé pour dominer des territoires tel que les Balkans ou le Maghreb ). Pour accomplir cette politique de restauration de son influence, la Turquie a déployé ses forces en Syrie, en Irak et en Libye. En témoigne l'opération « rameau d'olivier » qui avait pour objectif de mener au contrôle de la frontière turco-syrienne pour empêcher l'activité terroriste de s'y développer. Dans cette même logique, la Turquie a apporté son soutien à l'Azerbaïdjan dans son conflit avec l'Arménie. De son côté, l'UE s'oppose à cet interventionnisme turc mais ne parvient pas à adopter une position commune. D'un côté, La France décide de contrecarrer les ambitions de la Turquie à travers l'envoie de forces armées, y compris si cela implique des escarmouches comme ce fut le cas au larges des côtes libyennes. Tandis que l'Allemagne prône une approche plus pacifique et chercher à relancer le dialogue. Une tendance au dialogue que la Turquie ne semble pas vouloir suivre. Dans cette logique de confrontation avec l'Europe, le président Erdogan semble avoir trouvé en la France, un ennemi de choix.

De par la volonté assumée de contrecarrer les ambitions turques, la France apparait comme un obstacle sérieux pour Erdogan. Depuis une décennie, les deux pays se trouvent en désaccord sur de nombreux thèmes. A travers les visites du président Macron au Liban et l'intervention française en Syrie, la France souhaite renforcer la stabilité du Moyen-Orient, notamment afin d'éviter une nouvelle crise migratoire. Par le financement actif de mouvements islamistes, la Turquie vient déstabiliser le Moyen-Orient en affaiblissant les gouvernements au pouvoir. L'opposition entre les deux pays se retrouvent aussi au niveau idéologique. D'un côté la France semble cherché à incarner les valeurs démocratiques, en défendant notamment l'importance de la laïcité dans la société française. De l'autre, la Turquie renoue avec sa position ottomane de nation leader du monde musulman, une puissance conquérante et qui s'appuie sur le soutien de nombreux musulmans à travers le monde. Ce décalage idéologique se remarque à travers les récentes caricatures du prophète et du président turc par Charlie Hebdo qui ont été vivement critiquées par la Turquie et le monde musulman. Dans une moindre mesure, la dissolution du mouvement nationaliste des « loups gris » apporte du crédit aux projets d'Erdogan qui cherche à apparaître comme le défenseur de tous les musulmans. Ce conflit idéologique et stratégique avec la France vient fournir une légitimité à la politique interventionniste d'Erdogan, ce qui explique que Erdoğan souhaite entretenir cette rivalité. Face à cette rivalité France-Turquie, certains pays membres n'apportent qu' un soutient timide à la France.

Le constat jusqu'à aujourd'hui est que le manque d'unité de l'Union européenne sur les réponses à apporter à la Turquie, en matière de politique économique, d'immigration ou de politique internationale vont permettre à Erdogan de renforcer son influence.

L'union européenne, une cible de choix pour Erdogan

Dans l'état actuel de la situation, l'Union Européenne est pour Erdogan un partenaire qu'il peut faire plier à ses exigences à travers de nombreux moyens de pressions. De plus, c'est aussi son partenaire duquel il peut obtenir le plus de concessions notamment sur le niveau économique. C'est pourquoi Erdogan multiplie les revendications et les menaces, la république de Turquie peut y gagner quelque chose sans pour autant s'exposer à des sanctions très encombrantes.

La division des Européens sur la réponse à apporter à la montée en puissance de la Turquie conduit généralement à une inaction ou à une prise de décision trop tardive. Inévitablement, cela laisse le champ libre à Erdogan pour pratiquer la politique du « fait accompli » notamment dans le cadre des ressources offshores grecques. En complément de cette difficulté dans la prise de décisions, la république de Turquie dispose de relations privilégiés avec certaines démocraties « illibérales » de l'UE, telle la Hongrie, la Pologne ou la Bulgarie. Dans ce contexte de relations rapprochées, ces pays peuvent ainsi s'opposer à certaines décisions européennes, afin de satisfaire les positions turques.

S'ajoutant au manque de cohésion de la part des 27, les alliés traditionnels de l'UE ne lui sont d'aucun soutien dans cette rivalité avec la Turquie. Les Etats-Unis de Donal Trump sont plus enclin à une politique isolationniste, se caractérisant par un retrait relatif en Syrie, en Irak et en Afghanistan, laissant la possibilité à la Turquie d'y retrouver son influence sans que l'UE puisse agir. De manière plus marquante, la réponse des USA fut très mesuré lors des incidents entre les navires français et turcs.

Un autre facteur place la Turquie en position de force dans ses rapports avec l'UE, l'influence de la minorité turque en Europe. De peur de froisser la minorité turque, certains pays de l'UE souhaitent conserver une attitude mesurer face à la Turquie. C'est notamment le cas de l'Allemagne et des Pays-Bas où la diaspora turc joue un rôle de premier plan de le développement économique.

Indépendamment de la Turquie, les tensions internes entre les pays membres de l'UE renforcent le pays dans les négociations. A travers le Brexit, les violations de l'état de droit par les pays du groupe Visegrad, l'UE n'apparaît pas comme toujours comme un partenaire parlant d'une seule voix et sa crédibilité est ainsi critiquée.

Face à l'agressivité et les menaces de la Turquie, la réponse européenne se fait attendre. Pourtant, l'UE dispose de plusieurs solutions et approches pour contenir les ambitions du reis ( chef) Erdogan.


De la nécessité d'une réponse commune au niveau européen

A travers l'études des différentes tensions et la volonté de la Turquie de continuer à les renforcer, on peut affirmer sans doutes que la Turquie d'Erdogan n'est plus un allié de l'UE.

Face à cette évolution, l'Union Européenne doit apparaître comme une puissance crédible et audible. Il est donc primordial pour l'Union européenne de trouver une position commune et de fixer ses « lignes rouges ». Grâce à cette unité, la Turquie sera certainement contraintes d'abandonnées certaines de ses revendications. En effet, le rapport de force ne lui est pas favorable si l'UE agit de manière solidaire. Ce déséquilibre est notamment très important dans le domaine économique, la livre turque a perdu 46% de sa valeur en 2 ans et la Turquie a besoin du marché européen pour que son économie fonctionne.

Vient ensuite la question du type de réponses que l'UE peut apporter. Dans un contexte d'escalade des tensions, l'UE peut décider de mettre un terme à certains accords liants les deux puissances. C'est notamment ce que propose la France en mettant fin à l'union douanière entre la Turquie et l'UE. Dans cette même logique, l'UE peut simplement interrompre le processus d'intégration de la Turquie dans l'UE. D'autant plus que la Turquie ne respecte pas les standards attendus en matière de respect de la démocratie et d'état de droit. De nos jours, la Turquie est le pays dans lequel le nombre de journalistes emprisonnés est le plus élevé au monde.

En complément de sanctions économiques, La nécessité d'une réponse commune dans le domaine idéologique ne doit pas être négligée. Dans un contexte de montée en puissance de mouvements islamistes financés pour certains par la Turquie, les 27 doivent agir en étroites collaboration pour démanteler ses groupes.

De manière plus irresponsable, l'UE pourrait décider de suivre la stratégie française et d'utiliser la force pour faire recluer la Turquie notamment dans le cadre des escarmouches en mer Égée. En effet, l'UE dispose d'une flotte bien plus puissante que celle de la Turquie et peut ainsi assurer la sécurité de ces eaux. Cependant cette politique présente de sérieux risque d'augmenter les tensions sans pour autant pouvoir les résoudre.

De nombreuses solutions sont disponibles pour l'UE, les 27 doivent cependant parvenir à trouver un terrain d'entente afin d'agir collectivement.


L'impression générale de la situation est que le « reis » Recep Tayyip Erdogan affirme le retour de la Turquie en tant que grande puissance, une république qui apparaît comme étant aux antipodes de la vision de son fondateur. Certes le rapport de force générale reste à l'avantage de l'UE, mais la Turquie dispose de nombreux moyens de pressions pour obtenir des concessions. De plus, le manque de cohérence et d'unité dans la position des 27 ne permet pas à l'UE de répondre avec efficacité aux situations de tensions. Dans le contexte actuel, il apparaît essentiel pour l'UE de faire preuve d'unité et de fermeté afin de retrouver une position de force pour négocier. D'autant plus qu'Il semble désormais assez clair que la Turquie gouvernée par Erdogan ne constitue plus un allié pour l'Europe mais bien une puissance rivale. Cependant le « reis » ne se trouve pas dans une situation avantageuse dans son propre pays. Après avoir perdu la mairie d'Istanbul au profit de l'opposition, l'AKP ( parti d'Erdogan) est en difficulté dans les sondages. Si elles amènent un parti d'opposition aux pouvoirs, les élections présidentielles de 2023 en Turquie pourraient avoir un rôle déterminant dans l'évolution des relations Turquie-UE.


Bibliographie :

Guillaume, P. ( 2018) Dans la tête de Recep Tayyip Erdogan

Michel, D. ( 2019) Le monde des nouveaux autoritaires

Olivier, B. Philippe, P Pierre, V. ( 2016) histoire du Moyen-Orient de l'empire ottoman à nos jours


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