Pour une Europe forte face au nouveau Léviathan
Par Cyprien Bettini, ex-Vice-Président de Our Hope
On ne les présente plus les GAFAM (pour Google, Amazon, Facebook, Apple et Microsoft) savent en ce moment faire parler d'elles-mêmes. Avec l'arrivée du numérique, ces entreprises ont réussi à profondément changer nos modes de vie. A la base de simples accessoires censés améliorer notre quotidien, ces entreprises ont su se rendre indispensables dans nos vies, que ce soit au travail ou à la maison et ce, à une échelle mondiale. Les puissances actuelles sont partagées à certains égards. Dans un sens, elles génèrent un accroissement important de richesses. Dans l'autre, elles exploitent les données personnelles des utilisateurs et s'en servent pour gagner une influence toujours plus grande. Influence qui se traduit par leurs extensions dans de nouveaux marchés, notamment envahis depuis peu par les NATU (pour Netflix, Air BnB, Tesla et Uber). Cette reformation du marché remet de plus en plus en question le rôle de l'Etat dans certains secteurs, laissant place à certains questionnements sur la place du politique face à ces nouvelles entreprises. Dans cette histoire l'Europe, acteur trop longtemps mis de côté pourrait bien avoir un rôle à jouer. Face à l'impuissance des États-Nations face à cet enjeu, l'UE tente tant bien que mal de tirer son épingle du jeu pour faire sa place auprès des Grands. Mais dans quelle mesure l'Europe pourrait-elle prendre l'avantage de la situation actuelle ? Cet article nous invite tout d'abord à réfléchir sur l'origine de notre société et du sens du politique, comparés à l'alternative que nous offrent aujourd'hui les technologies du digital. On étudiera ensuite les dangers de ces technologies dans la société actuelle pour enfin aboutir à la nécessité à laquelle le projet européen doit aujourd'hui répondre.
Avant même de pouvoir parler des GAFAM¹, il faut remonter dans le temps pour comprendre l'ampleur du problème. Et pour cela, il faut aborder le thème du Contrat Social.
Contemporain de Galilée, le philosophe anglais Thomas Hobbes est le premier penseur à émettre une telle idée. S'inspirant de la théorie du droit divin de l'Église², Hobbes prétend que la société politique émerge à partir du moment où les individus décident de subir la même autorité. Vivant autrefois dans un monde de souffrance et de danger, l'homme accepte de perdre une partie de sa liberté. En contrepartie de laquelle il obtient de nouveaux droits (qui sont pour Hobbes principalement ceux de pouvoir vivre en sécurité). A l'occasion de cet 'évènement', tous les hommes manifestent leur volonté de vivre ensemble en donnant cette part de liberté à leur nouveau souverain, qui lui seul reste totalement libre et à la tête du nouveau corps politique. Ce corps politique (aussi appelé 'État' ou 'Léviathan') a comme pour unique devoir de veiller à la sécurité de ses membres.
Si à certains égards, la vision de Hobbes semble absolutiste, elle a su montrer sa pertinence au cours des siècles qui ont suivi son existence puisque d'autres auteurs ont repris la théorie du Contrat Social pour appuyer leur vision du politique. C'est ainsi que John Locke pense que l'État ne doit pas garantir uniquement le droit à la sécurité mais surtout à la propriété et sa répartition optimale entre les individus. La vision que l'on a aujourd'hui sur la politique se rapproche maintenant plus de la théorie de John Locke que celle de Thomas Hobbes même si certains éléments majeurs (tels que l'affirmation de la souveraineté de l'État) ont persisté.
C'est ce que relève Keynes dans son essai The End of Laissez-faire. Toutefois, il démontre également que cette vision, dans laquelle l'individu joue un rôle important dans le politique, marque le début de l'ère individualiste. D'un simple sujet d'un tout politique, l'individu devient un véritable acteur politique et économique puisqu'il peut obtenir de la communauté politique le droit de posséder et utiliser ses biens comme bon lui semble. Cette révolution intellectuelle a donné naissance à une théorie économique encore courante aujourd'hui ; le laissez-faire. Introduit par Adam Smith au XVIII° siècle avec la théorie de la Main Invisible, le laissez-faire induit l'idée selon laquelle la somme des interactions individuelles permet une gestion optimale des ressources globales dans une société. L'individu isolé n'aurait donc qu'à poursuivre son bien-être personnel pour que la société fonctionne étant donné que tous ses semblables feront également de même et que dans cette poursuite collective de ce bien-être, il y aurait des interactions qui mèneront à un bon comportement de la société.
Si dans cette histoire, on pourrait penser que Hobbes a perdu la partie, ce n'est pourtant pas le cas. En réalité, c'est plus le contraire, comme en témoigne cette citation ;
« L'intérêt et la crainte sont les principes de la société et toute la morale consiste à vivre selon notre bon plaisir. »
Boostées par cette nouvelle pensée économique, les entreprises ont jusque-là toujours montré d'ingéniosité pour vendre leurs produits ; publicité omniprésente, musiques dans les supermarchés pour presser les clients, livraisons à domicile, conseils... Mais ce qui est redoutable chez leurs camarades du numérique est que non seulement, elles peuvent également savoir faire preuve d'imagination mais qu'en plus de cela, elles détiennent un atout supplémentaire crucial ; les données de leurs utilisateurs. En achetant un ordinateur ou un smartphone et en utilisant les applications et logiciels qui vont avec, les consommateurs ne se rendent pas compte de la mine d'or qu'ils constituent pour les entreprises du numérique. Ce sont les 'cookies' que l'on voit sur les sites internet et que l'on ignore en un clic qui font leur richesse mais aussi toutes les informations précieuses que l'on peut donner (parfois inconsciemment) sur les réseaux sociaux. Car ces cookies ou plutôt leurs 'miettes' ainsi que ces données représentent un ensemble d'informations précieuses que le possesseur vendra à des diffuseurs qui proposeront à leur tour un contenu ciblé. Si dans l'absolu cela semble inoffensif voire même pratique (puisque cela permet de cibler les publicités), les entreprises et particulièrement les GAFAM se retrouvent en fin de compte en possession d'un grand nombre d'informations aussi bien banales (comme les goûts vestimentaires ou musicaux) que très intimes (comme les orientations sexuelles ou politiques) sur leurs utilisateurs. Cette base importante de données a permis à des entreprises comme Facebook ou Google de pouvoir obtenir un monopole sur leurs concurrents et leur sert encore aujourd'hui à le conserver. C'est donc un cercle vicieux ; à partir du moment où l'on utilise l'un de ces services, on augmente la pertinence des propositions des publicitaires et des entreprises elles-mêmes, renforçant ainsi de plus en plus leur position, et ainsi de suite.
Mais le problème ne s'arrête en réalité pas là, car son ampleur est bien plus grande. Un exemple très récent de cet enjeu est celui de l'affaire Cambridge Analytica. A la suite d'un article publié par un journal américain, Facebook s'est retrouvée dans le collimateur du Sénat pour ingérence dans les élections présidentielles américaines de 2016 ainsi que le référendum sur le Brexit de la même année. Cambridge Analytica était une entreprise fondée entre-autre par Steve Bannon (alors conseiller politique de Trump) et chargée de diffuser des messages pro-républicain lors de la campagne présidentielle de 2016. Si jusque-là on pourrait penser que cette entreprise respectait le jeu démocratique en déplaçant simplement les débats électoraux sur les réseaux sociaux, ce n'est pas du tout le cas. Grâce aux algorithmes de sélection de Facebook, l'entreprise a pu proposer un contenu ultra-précis à ses usagers (après avoir collecté discrètement les données de 87 millions d'utilisateurs dont 210 000 Français), ne leur proposant qu'une certaine vision du débat. On suppose de fait aujourd'hui que la contribution active de Cambridge Analytica a grandement joué à la victoire de Trump. Par analogie avec les Sophistes dans la Grèce antique, cet exemple met en évidence la perspective dans laquelle les réseaux sociaux pourraient devenir le nouveau Cheval de Troie de la démocratie, car elle offre à ceux qui disposent des meilleurs moyens financiers la possibilité d'amplement dominer un débat au détriment des autres.
La victoire aujourd'hui des GAFAM est ainsi d'avoir proposé avec succès une nouvelle vision politico-économique dans laquelle les individus deviennent le produit d'un échange tacite entre deux producteurs. De cette nouvelle vision découle une nouvelle version du Contrat Social ; pour l'individu ce n'est plus la défense de ses droits qui importe mais la possibilité de se faire offrir des services gratuits quitte, à ce que son intimité soit commercée dans son dos.
Cette constatation est une véritable menace pour l'État dans sa forme actuelle, car l'ambition des GAFAM pourraient nuire à certaines de ses fonctions que l'on considère aujourd'hui comme fondamentales. Notamment dans le domaine financier, où la valeur en bourse cumulée des GAFAM dépasse le montant du PIB de la Suède (soit pour plusieurs milliers de milliards de dollars). Mais c'est également dans la stratégie militaire, la santé et même l'automobile³ qu'elles pourraient également mener la danse. Tous ces nouveaux domaines de compétences, bientôt acquis par ces entreprises, pourraient plus ou moins limiter l'État dans ses fonctions régalienne et de justice sociale. Face à ce problème de taille, les puissances essayent tant bien que mal de reprendre le dessus. Récemment, l'Assemblée nationale Française a voté une loi visant les grandes entreprises du numérique à verser une taxe supplémentaire sur leurs bénéfices liés aux publicités. Mais elle est loin de faire l'unanimité. Tout d'abord par le faible bénéfice que cette loi apporte. Car malgré cette augmentation, les recettes ne s'élèveront qu'à quelques centaines de millions d'euros, une broutille par rapport au Chiffre d'affaire global de ces firmes (qui dépasse celui des 40 plus grandes entreprises françaises). La riposte s'est également fait entendre outre-manche lorsque le Président Trump a annoncé avoir interprété cette loi comme une atteinte au commerce avec les États-Unis. En retour, le Chef d'État américain a manifesté sa volonté d'augmenter la taxe sur l'import de vin français en Amérique. Le problème est d'autant plus grand que cette loi motive encore plus ces entreprises à vouloir s'installer dans des pays où les règles fiscales sont plus souples, tels que l'Irlande.
Si les États sont aujourd'hui dépassés par cet enjeu c'est qu'il est en réalité international. On pourrait convenir que comme les GAFAM (et leurs semblables) sont en majorité américaines, il revient principalement aux États-Unis de devoir proposer une législation efficace. Ainsi, à la manière du Président Sherman au XIX° siècle, Trump devrait proposer une nouvelle version d'une loi Anti-Trust. Mais à vrai dire, à la suite de l'affaire Cambridge Analytica, on a découvert l'ampleur de l'emprise de ces entreprises non seulement sur la société américaine mais également sur d'autres sociétés, dont la nôtre. Peut-être qu'une loi Anti-Trust américaine pourrait ainsi fonctionner mais tellement peu que cela aura l'effet d'un coup d'épée dans l'eau, à l'instar de la récente législation française. Face à une situation aussi désespérante, il reste encore un espoir, possible seulement dans un véritable esprit d'entraide européenne et internationale.
« Modern problems require modern solutions⁴ » dit-on. Alors face à un problème international, il faut une réponse internationale. Et la première institution politique internationale à être capable de proposer une telle réponse semble être l'Union européenne. Depuis le début du mandat de Juncker, l'Union européenne s'est engagée dans une démarche visant à protéger les interactions des citoyens européens avec le numérique. En juillet 2018, la Commissaire danoise à la concurrence Margrethe Vestager a annoncé avoir imposé à Google une amende de plus de 4 milliards d'euros, un an après lui en avoir infligé une première, élevée à 2 milliards d'euros. Dans les deux cas, la Commission justifie ces amendes sur le motif d'un abus de position dominante. Pour le premier parce que le moteur de recherche favorisait son service de vente en ligne en dépit des autres. Pour le second, parce que Google se servait de l'OS Android pour restreindre l'utilisation de certaines applications de ses utilisateurs pour son propre profit. Reconduite cette année au même poste, la danoise pourra cibler dans son nouveau mandat d'autres entreprises dans la même situation que Google. Il est clair que l'action de Mme Vestager montre l'ambition de la Commission à vouloir aujourd'hui protéger ses citoyens des GAFAM et autres rapaces du numérique, en commençant par attaquer un élément constitutif majeur de ces entreprises, qui est l'argent.
Mais s'il est indéniable que cette décision de l'UE aura un effet bénéfique sur ses citoyens, celui-ci restera tout de même limité si l'on se limite uniquement à ce champ d'actions. L'emprise des GAFAM est en effet bien plus qu'économique. Et si l'UE a pu agir au nom du libre marché, c'est parce que la gestion de la concurrence est l'une des seules compétences exclusives qu'elle dispose. La plupart de ces compétences exclusives ne servent en effet qu'à servir des intérêts économiques, principalement ceux où la majorité des États-Membres se retrouvent. Pourtant, bien d'autres domaines nécessiteraient un acte concret de la part de l'UE. Un problème récurrent dans le débat européen, et qui concerne aujourd'hui les GAFAM, est celui de la fiscalité. En Europe, il n'existe pas de textes juridiques qui obligent les États à appliquer une fiscalité homogène ou commune. En d'autres termes, c'est une compétence encore réservée aux États. On peut donc se retrouver en face de pays disposant d'un taux d'imposition global faible (comme l'Irlande) ou très élevé (comme la France). Cela résulte en un déséquilibre économique et même social entre ces pays puisque les entreprises sont naturellement incitées à s'installer dans ces paradis fiscaux, ou du moins à y déclarer leurs bénéfices. C'est une situation clairement inégale où l'UE devrait pouvoir régler pour limiter l'influence des GAFAM, mais n'en a pas le droit.
L'enjeu du numérique est donc un enjeu proprement européen, puisqu'il pose actuellement la question de la répartition des pouvoirs entre l'UE et les États-membres. Si auparavant, les compétences exclusives de l'UE suffisaient à assurer son existence (principalement parce que le mot « Union européenne » était associé avec « échanges économiques »), aujourd'hui une réponse politique de sa part est nécessaire. Dans un monde où toutes les populations sont de plus en plus interconnectées par des liens économiques et sociaux, les États ne sont plus en mesure d'apporter des réponses concrètes et efficaces aux problèmes de notre temps. Il faut donc aujourd'hui exporter les moyens dans des institutions qui regroupent les différentes communautés politiques afin de trouver des solutions effectives à ces nouveaux enjeux. C'est pourquoi, il est aujourd'hui nécessaire que les États-Membres acceptent le fait qu'ils sont impuissants pour résoudre seuls ce problème et redéfinissent les pouvoirs de l'UE, quitte à ce que cela aboutisse à un nouveau Léviathan.
Cyprien Bettini, Vice-Président de Our Hope
¹ Pour des raisons pratiques, on entendra par GAFAM, ces entreprises mais globalement toutes celles qui concernent le numérique, particulièrement les NATU.
² Selon laquelle une Église est « une assemblée volontaire d'hommes. » (Keynes, The End of Laisser-faire, chapitre I) Il ne faut pas oublier que le mot Église provient du latin 'ecclesiae' signifiant Assemblée.
⁴ https://youtu.be/SCE9RHb4yoU